En guise de présentation


Les Editions Inedits ont pour vocation l'inventaire des ouvrages qui n'existent pas, mais qui pourtant ont ou ont eu une influence sur la littérature. Le "Nécronomicon" bien connu des lecteurs de Lovecraft en est un exemple. "Le roi en jaune" en est un autre, Kilgore Trout est un auteur parfaitement inédiste, et ces pages leur rendent hommage tant que faire se peut....
Par ailleurs, plutôt que se perdre dans les méandres de la virtualité, nous vous proposons ici de découvrir notre activité concrète (littéraire et théâtrale).

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dimanche 13 mai 2012

La peste à Florence - le film d'Otto Rippert au Musée d'Orsay

Dans un article précédent, j'avais cité le Musée d'Orsay comme détenteur d'un exemplaire notifié du Salomé d'Oscar Wilde. Ce Samedi 12 Mai 2012, dans le cadre d'une exposition liée à Debussy ("Debussy, la musique et les arts" au musée de l'Orangerie), le Musée d'Orsay présentait dans son auditorium "La peste à Florence", film d'Otto Rippert muet et allemand de 1921(selon le musée, 1919 selon les autorités allemandes de l'institut Murnau) , en fait l'adaptation somme toute assez libre de la nouvelle fantastique "Le masque de la mort rouge". La nouvelle étant en bonne place sur l'autel de l'indicible, je m'y suis rendu, curieux de ressentir en un même lieu autant d'évocations masquées du Roi en jaune, et les rapports symboliques qu'elles pourraient entretenir avec la réalité du moment.



Car le rapport avec Debussy n'y était qu'accessoire : c'est d'Edgar Allan Poe dont il était question dans cette série de projections réunies sous le cycle "Rever d'Edgar Allan Poe". Effort louable de la part d'un musée qui prouve ainsi qu'il aurait pu célébrer en 2009 avec un peu d'imagination le bicentenaire de l'écrivain américain chéri de Baudelaire. Si l'on admet son amende honnorable par ce cycle d'adaptations cinématographiques, le programme toutefois induisait en erreur quant à la nature du film présenté ce jour-là. En témoigne le résumé qu'il en proposait :
Cesare, gouverneur de Florence, et son fils s'éprennent de la même mystérieuse courtisane. Torturé sur ordre de son père, le fils tue ce dernier, alors que la ville, hantée par le spectre de la Mort, sombre peu à peu dans la débauche.
Loin de reprendre l'histoire du film, ce pitch fait pshiit, et reprend les erreurs déjà citées par la cinémathèque française à l'occasion de son exposition sur l'expressionnisme allemand en 2006 - 2007.

La Peste à Florence 
(Die Pest in Florenz) 
d’Otto Rippert 
Allemagne/1919/96’/INT. FR./35mm 
Scénario de Fritz Lang. 
Avec Theodor Becker, Otto Mannstaedt, Anders Wikman, Karl Bernhard, Franz Knaak, Erner Hübsch. 
Le gouverneur de Florence et son fils s’éprennent de la même jolie courtisane, alors que la ville sombre peu à peu dans la débauche. 
Dim 12 novembre 2006 16h30 Salle HL 
Mer 20 décembre 2006 19h00 Salle HL 
(La faute certainement à l'Internet Movie Database...)



En réalité, Lorenzo, le jeune premier du film, n'est pas plus le fils du gouverneur - nommé dans le film le "potentat" - que Poe n'était celui de Mr Allan. On s'attend toutefois à le voir en Prince Prospero, tant son amour de la débauche lui colle à la peau. Mais le héros est trop jeune et manque de la puissance du Prince. Oubliée ici la donne sociale du puissant qui se pense intouchable par la nature elle-même - dans ce qu'elle a de plus mortel, la peste. On pressent dans le scénario de Fritz Lang l'imminence d'une morale bien ancrée dans la piété et l'abstinence. Le rapport avec Poe s'est  encore amenuisé sous le rabot des excuses de la maîtresse de cérémonie du musée : étonnée presque de voir un auditoire réuni pour ce film, invoquant Fritz Lang comme plus intéressant que Otto Rippert, qu'elle a relégué dédaigneusement au rang de monteur,  faisant du film un "fatras" fritzlanguien où la nouvelle de Poe n'est qu'un vague prétexte - "peut-être Fritz Lang a-t-il voulu reprendre l'idée des sept chambres du Prince Prospero en découpant son film en sept chapitres" a t-elle reconnu. A ce stade de la célébration à la Mort Rouge, j'étais bien dépité de constater que Poe reste très mal connu et fréquenté par l’intelligentsia culturelle française.

Qu'en était-il de cette adaptation ?

Dans une Florence affligée par le fossé des générations, où une jeunesse frivole et aisée (Lorenzo) s'ennuie dans la morgue solennelle et inquisitrice d'une église vieillissante (le potentat, le cardinal, le moine), Lorenzo et le potentat s'éprennent tous deux de Julia, une courtisane fraîchement débarquée de Venise, surgie au beau milieu d'une procession religieuse aux trois cents figurants. Forcément, chacun y va de sa séduction, l'un en proposant des bijoux, l'autre en usant de l'appât du pouvoir. Mais en élisant le jeune Lorenzo, Julia éveille la fureur de l'église, qui la fait arrêter au beau milieu d'une fête aux cinquante figures (bouffons, musiciens, hommes, femmes et enfants, porcelets, paons, et serviteurs exotiques...). Tout ce beau monde se révolte contre ce pouvoir intolérant et, au prix d'une émeute somme toute assez ridicule, chasse le potentat et l'église et prend la cité en mains.
Lang est souvent cité par le biais de Métropolis comme une sommité en matière d'utopie cinématographique. Ici, la ville de Florence libérée de ses chaînes est d'une naïveté déconcertante. Au final, nous n'en verrons qu'une succession de beuveries et de timides assauts, dans une débauche bon enfant. Décidément, nous voilà loin des possibilités que la nouvelle de Poe tenta (sic !).


Mais l'histoire rebondit avec l'arrivée en ville d'un ermite, Medardus, tout vêtu de noir et adepte de l’auto-flagellation. Celui-ci surgit lors d'une fête chez Julia, chez qui décidément on entre comme dans un moulin, pour prêcher contre cette nouvelle Sodome, ou Gomorrhe, au choix. Julia manoeuvre pour séduire l'ermite... et y parvient sans même faire usage d'une quelconque danse des sept voiles ! Medardus revient obsédé par l'image de la jeune femme - la scène de sa tentation où de petites têtes de démons s'ébattent autour d'une Julia mise en croix est une vraie gourmandise. Lors d'une partie de chasse, Julia se perd et trouve refuge chez l'ermite qui croit halluciner. A cette occasion, Medardus montre à la courtisane la voie de la sagesse, en lui présentant le sort réservé aux  pécheurs : foulés au pieds, brûlés dans les flammes, menacés par des têtes de chiens-dragons en carton pâte (si, si !). C'est après une confrontation avec leurs doubles - ici des pécheurs accomplis semble-t-il, mais des versions plus héroïques d'eux-mêmes au final, que chacun se range à l'avis de l'autre.

Plus tard, Julia repousse Lorenzo, hantée qu'elle est par le magnétisme de l'ermite - interprété par l'excellent Theodor Becker. Au prix d'un violent effort contre son conditionnement religieux (ou peu s'en faut), l'ermite rejoint Julia chez elle, à la Véronèse - c'est à dire en passant par le balcon - et la surprend avec Lorenzo qu'il étrangle dans un accès d'amour pour son prochain.

On s'attendrait à voir Julia basculer dans l'austérité. Mais au final, Medardus remplace Lorenzo sur la place vacante de Prospero potentiel. L'église, sous l'autorité du Vatican, jette l'anathème sur la ville de Florence, et la débauche se poursuit - avec certainement de bons serviteurs exotiques tout dévoués à nettoyer entre deux tours tant l'ensemble demeure propret (nul sentiment de "bascule" vers la débauche, donc). Et c'est alors, on en est tout de même aux deux tiers du film, que le spectre de la peste s'approche de la ville, tel un présage de chute du triple A. (Note : cet article date de 2012, quand l'Europe était sur le point de faire perdre sa note de AAA à la France).



Je dois avouer que les apparitions fantomatiques de la peste, érynie décharnée à l'inexorable marche rapide, sont plutôt réussies, et son arrivée relance une dernière fois une intrigue qui peine à réellement démarrer.Comme dans le Roi en jaune, le sentiment que tout n'était que mise en place d'un drame effarant à venir fait encore illusion.  Bien sûr, la ville est forclose, et les fêtes s'y poursuivent. Mais Medardus, plutôt que s'enfermer dans le palais de Julia, prend la fuite et va au devant de la maladie, cherchant le repentir dans le soin aux mourants.  Ce n'est que convaincu qu'il porte la maladie qu'il retourne chez Julia, alors qu'un bal costumé est préparé - trop tard ! Plus rapide que la mort rouge de la nouvelle de Poe, Medardus sitôt retourné auprès de sa bien aimée propage le virus et sème la mort dont Julia et lui seront les premières victimes. On aurait adoré voir porter des masques, mais ce sera pour la prochaine fiesta.


Si je fais état des écueils du travail de Fritz Lang dans son adaptation trop libre de la nouvelle de Poe, c'est qu'au final il ne s'agit en rien d'une adaptation. Bien que ce film soit de très bonne facture, somptueux par moments, cocasse par d'autres, ridicule parfois, il ne trouve sa place que dans une programmation exhaustive du travail cinématographique sur Poe. On aurait pu souhaiter un bon nombre d'autres films que celui-ci...

Je me suis sciemment égaré de mon premier propos : le travail du symbolique dans notre réalité (du moins la mienne). J'attendais des signes jaunes - plutôt que des singes jeunes. J'en ai eu quelques-uns, notamment lors de l'arrivée de la peste dans le film. Dans la salle, les spectateurs ont pu entendre un petit bruit, semblable à celui d'un tintement de grelot : la fermeture métallique du manteau d'un homme quittant la salle à pas lourd, répandant malgré lui l'odeur caractéristique de ceux qui n'ont plus que des cinémas d'arts et d'essai pour foyer - quand il y a encore un demi-siècle d'autres lieux de culte accueillaient les indigents. En quittant la salle, à l'approche de l'épidémie, il installa un trouble.

Plus tard, sur le quai du RER Musée d'Orsay, une vieille femme tenait son foulard rouge sur le nez, comme pour se protéger d'exhalaisons fétides. Puis sur ce même quai, je suis dévisagé par un homme au visage marqué par la présence d'un oeil de verre de mauvaise qualité. Dans mon balladeur, "La légende d'Eer" de Iannis Xenakis sonne terriblement. Je repense à "Epidémic" de Lars Von Trier. Mais la "Peste à Florence" n'aura tout de même pas eu autant la force d'évocation à laquelle elle aurait pu prétendre.

Ce sera pour la prochaine fiesta !




PS du 11 décembre 2022 :

L'excellentissime site de partage de films "L'univers étrange et merveilleux du fantastique et de la Science-fiction, Muad Dib forever" propose ce film en ligne, et c'est ICI !!!


PS du 23 mai 2015 :
Diffusé sur Arte le 12 mai 2015, le site internet de la chaîne franco-allemande reprenait les mêmes erreurs de "pitch" débusquées dans cet article. Copier/Coller, quand tu nous tiens !

Quelques belles images mise en ligne à l'occasion de cette diffusion, ainsi qu'un post sur le site "Le coin du cinéphile" (lien mort) :




1 commentaire:

Anonyme a dit…

Merci M.Trucmuche pour cet article documenté et fort intéressant !

A venir...

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