COLLECTION KILGORE TROUT N°15
"Le plus populaire des livres de Trout, "La peste sur roues", s'était vendu à une époque jusqu'à douze dollars, à cause des illustrations. Il coûtait à présent un dollar, et ceux qui déboursaient cette somme ne se souciaient même pas des illustrations. Ils payaient pour le texte.
(...) Le texte du livre décrivait l'existence des habitants d'une planète agonisante du nom de Lingo-Trois, dont les habitants ressemblaient à des automobiles américaines. Ils avaient des roues. Ils étaient mus par des moteurs à combustion interne. Il se nourrissaient de fuel fossile. Toutefois, ils n'étaient pas fabriqués. Ils se reproduisaient. Ils pondaient des oeufs contenant des bébés automobiles, et les bébés grandissaient dans des mares d'huile, formées par les résidus de vidanges des carters adultes.
Lingo Trois avait été visitée par des voyageurs de l'espace, et ceux-ci avaient appris que la race des créatures qui l'habitaient était en train de s'éteindre, car elle avait détruit les ressources de la planète, y compris son atmosphère.
Les voyageurs de l'espace n'avaient pas grand chose à leur offrir en fait d'assistance matérielle. Les créatures automobiles espéraient leur emprunter un peu d'oxygène, et persuader leurs visiteurs d'emporter sur une autre planète au moins un de leurs œufs afin qu'il puisse éclore et qu'une autre civilisation automobile puisse s'y développer. Mais l’œuf le plus petit pesait encore vingt-quatre kilos, et les voyageurs de l'espace n'avaient pas plus d'un pouce de haut, et leur cabine spatiale n'était pas plus grande qu'une boîte de chaussures d'un habitant de la Terre. Ils étaient originaires de Zeltodimar.
Le porte-parole des Zeltodimariens se nommait Kago. Kago annonça que tout ce qu'il allait pouvoir faire serait de dire à tous les habitants de l'Univers à quel point les créatures automobiles avaient été admirables ; et voici les paroles qu'il adressa à tous ces grands seigneurs rouillés, à cours de gaz vital : "Vous passerez, mais l'on se souviendra de vous à jamais."
A ce point de l'histoire, une illustration montrait deux jeunes Chinoises, des jumelles apparemment, les jambes largement écartées.
"Plague on Wheels" par Alëna Skarina |
C'était la raison pour laquelle, à en croire Trout, les êtres humains étaient incapables de rejeter les idées mauvaises :
"Les idées, sur la Terre, sont des emblèmes d'amitié ou d'hostilité. Leur contenu n'a pas la moindre importance. Les amis s'accordent dans l'expression de leur mutuelle amitié. Les ennemis s'opposent mutuellement dans l'expression de leur hostilité.
Pendant des siècles ou des millénaires, les idées que pouvaient avoir les habitants de la Terre n'ont pas eu une grande importance, car, de toute manière, ils ne pouvaient pas en faire grand chose. Autant en faire des emblèmes puisqu'elles ne pouvaient servir à rien.
Ils avaient même un proverbe pour montrer à quel point les idées peuvent être futiles :
"Si les souhaits avaient des jambes, tous les crève-la-faim rouleraient carrosse."
Et voilà que les habitants de la Terre découvrirent les outils. Brusquement, le fait de s'accorder avec un ami devint une forme de suicide, ou pis encore. Et néanmoins, on ne cessait pas de conclure des accords ; non pas pour des raisons de bon sens, ou d'honnêteté, ou de salut personnel, mais tout simplement à cause de l'amitié.
Les Terriens continuaient de pratiquer l'amitié, alors qu'ils auraient mieux fait de réfléchir. Et, même quand ils fabriquaient des ordinateurs, afin que ceux-ci puissent penser un peu à leur place, ils les programmaient dans le cadre de l'amitié, bien plus que dans celui de la sagesse. Ainsi, leur sort fatal était fixé. Des crève-la-faim allaient rouler carrosse."Un siècle après l'arrivée sur Terre du petit Kago, si l'on en croit le roman de Trout, sur cette sphère bleue et verte, jadis paisible, humide et nourrissante, toute forme de vie était morte ou mourante. Partout, le sol était jonché des carapaces des grands scarabées, fabriqués et adorés par l'homme. C'étaient les autos. Elles avaient tout exterminé.
Le petit Kago lui-même était mort longtemps avant la mort de la planète. Il avait essayé de faire un discours, dans un bar de Détroit, sur les méfaits de l'automobile. Mais il était si minuscule que personne ne faisait attention à lui. Il s'allongea pour prendre un moment de repos, et un ouvrier de l'automobile, qui était ivre, le prit pour une allumette. Il le tua, en essayant à plusieurs reprises de l'allumer : il le frottait contre le plateau de zinc du bar."
Kurt VONNEGUT, Jr. – Le breakfast du champion (Editions J'ai Lu ; pp.38-42 ; traduction : Guy Durand).
A noter :
- A quelques exceptions près, nous avons conservé les titres proposés dans les traduction originales. "Plague on wheels", traduit "La peste des roues" par Guy Durand (!), est l'une de ces exceptions. En effet, la traduction de l'anglais "on" par "des" laisse entendre que la peste, c'est à dire le fléau qui condamne toute une espèce, s'amuse à frapper les roues, que c'est le principe de la roue qui est victime et vecteur de l'épidémie. Or, Trout ne nous parle pas d'une civilisation d'engins à roues, de simples chariots, mais d'automobiles se nourrissant de fuel fossile. On ne peut que saluer encore une fois l'avancée de la pensée de Trout (et de Vonnegut son créateur, qui rédige ce résumé inédiste en 1973, où s'inquiéter de la pénurie des ressources naturelles n'était encore qu'un discours marginal...). Nous avons préféré la traduction : "La peste sur roues" qui laisse sous-entendre qu'il s'agit d'un type de peste parmi d'autres, qu'il pourrait y avoir d'autres pestes, d'autres fléaux : la peste sur écrans, la peste nucléaire, la peste en bourse, etc...
- C'est "Plague on wheels" qui, lu par le "fabuleusement rupin" Eliot Rosewater comme "le roman le plus important de toute la littérature américaine", poussera ce dernier à écrire à Trout une lettre admirative qui laissera l'écrivain perplexe. Par la suite, en 1972, Rosewater jouera de son influence pour faire de Trout un invité d'honneur au Festival Artistique de Midland City. Là, Trout y rencontrera Dwayne Hoover. Cette rencontre est l'objet central du "Breakfast du champion" - et illustre le propos évoqué ici comme quoi les idées peuvent être des agents toxiques au bon sens et à la sagesse.
Nous avons trouvé aussi de belles oeuvres musicales concernant "La peste sur roues". L'album "Lingo-Three" de HVL (Henry Van Loon), que vous pouvez écouter tout à loisir ci-dessous, vous sera plus détaillé ici. Il s'agit d'une oeuvre conceptuelle qui reprend les étapes du roman inédiste de Trout pour en tirer une suite de morceaux légers, quasi accoustiques, soignés, et traduisant bien la très grande mélancolie d'une espèce à l'agonie.
L'album "Now it can be told", du groupe "Plague on wheels" reprend, dans un style plus lounge et electro, six des titres de Kilgore Trout pour en tirer des interprétations parfois même un peu jazzy.
Pour clore ce billet, et à propos des "illustrations" qu'évoque Vonnegut, nous vous renvoyons à "L'Homme de paille de l'Union Galactique" (collection Kilgore Trout n°13). Voyons aussi ce que nous en raconte Vonnegut aux pages 34-35 du "Breakfast du champion" :
"Le livre de Trout qui avait fait l'objet du plus fort tirage s'intitulait "La peste sur roues". L'éditeur n'avait pas modifié ce titre, mais il en avait caché une bonne partie, en même temps que le nom de Trout en totalité, au moyen d'une bande éclatante qui faisait miroiter cette promesse :
A l'intérieur Castors bouche grande ouverte ! |
Un "castor bouche grande ouverte" (de l'anglais "Beaver" = Castor, mais aussi Barbu), c'était une photo de femme, les jambes écartées et ne portant pas de slip, de sorte que la vulve était visible. L'expression avait été utilisée pour la première fois par des photographes d'actualités qui avaient eu l'occasion de jeter les yeux sous des jupes, à l'occasion de divers accidents, au cours de fêtes sportives, ou en observant d'une position inférieure des opérations de sauvetages (lors d'incendies ou d'autres incidents du même genre). Un mot code leur était nécessaire, qu'ils puissent crier intelligiblement aux copains, ou aux policiers de leur connaissance, ou aux pompiers, etc., afin de les avertir de ce qui était en vue au cas où ils seraient intéressés. Le mot code, c'était : "Castor !"
Un castor est, en réalité, un rongeur d'assez forte taille, qui aime l'eau, et qui de ce fait construit des digues. Il a à peu près cet aspect :
L'espèce de castor qui excitait si fortement les photographes d'actualités avaient à peu près cette apparence :
C'est de là que sortaient les bébés."
PS du 28 Février 2019 :
On pourrait penser bien entendu à la nouvelle de Dino Buzzati "La peste automobilistique" (dans le recueil "Panique à la Scala" - 1958). Dans cette nouvelle, ce sont les automobiles qui sont victimes d'une peste qui leur est propre.
Je vous propose d'en entendre une lecture, proposée par Claire Chaufour dans son émission de radio "Histoires de..."
http://emissionhistoiresde.free.fr/sons/20171222.mp3
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