COLLECTION KILGORE TROUT N°20
Trout composa dans sa tête un canevas anti-conservateur
qu'il intitula :
« Gilgongo! »
Gilgongo était l’histoire d'une planète où il ne faisait pas
bon vivre du fait qu'on y créait beaucoup trop.
L'histoire commençait par le récit d'une grande réception
donnée en l'honneur d'un homme qui était parvenu à détruire, jusqu'à son dernier
spécimen, une espèce d'ours charmants qu'on appelait des pandas. Il avait
consacré sa vie à cette tâche. Des assiettes avaient été spécialement conçues
pour cette occasion, et chaque convive devait emporter la sienne chez lui en souvenir.
Sur chaque assiette avait été imprimée la date de la réception et l’image d'un
petit ours.
Au-dessous de l'image, se lisait le mot :
GILGONGO !
Ce qui, dans le langage de la planète, signifiait : «Disparu».
Tout le monde se réjouissait que les petits ours fussent
gilgongo, car les espèces étaient déjà beaucoup trop nombreuses sur la planète.
Chaque heure voyait apparaître son contingent d'espèces nouvelles. Il
n'existait pas la moindre possibilité pour qui que ce soit de se préparer à la
stupéfiante diversité des animaux et des végétaux qu'on pouvait rencontrer.
La population faisait de son mieux pour réduire le nombre des
espèces, afin que la vie devienne plus facilement prévisible et planifiable.
Mais la créativité de la nature était beaucoup trop
puissante. A la fin, une couverture vivante de plus de trente mètres
d'épaisseur étouffait toute possibilité d'existence à la surface de la planète.
La couverture était composée de pigeons voyageurs, de vautours, d'aigles royaux
des Bermudes et d'escadrilles de grues aux clameurs stridentes.
Kurt VONNEGUT, Jr. – Le breakfast du champion (Editions J'ai Lu, pp. 109-110 ; traduction : Guy Durand).