Si les écrits sur les écrivains sont légion, on ne peut pas en dire autant sur le phénomène de l'inspiration, et du cheminement des idées vers leur expression écrite.
Si l'Inédisme a pour vertu première celle d’aiguillonner cette inspiration, d'offrir l'idée première à penser au lecteur lui-même, et réduire la tâche de l'écrivain à une épure de mise en forme - comme on vendrait un produit directement du producteur au consommateur sans passer par les intermédiaires marchand - l'une de ses missions est de faire le panégyrique de ses formes antérieures, "remonter aux sources originales" comme dirait Herman Melville.
Pour célébrer la fin de cette terrible année 2020, les Editions Inédits préparent une intégrale des "Aventures de Harry Dickson - le Sherlock Holmes américain", écrites par Jean Ray entre 1931 et 1937.
Pourquoi Harry Dickson ?
Laissons la tribune à Jacques Van Herp, qui dans la préface du volume 02 de "L'intégrale Harry Dickson" parue aux Editions NéO, nous laissait entrevoir les phénomènes inspiratoires du maître de l'épouvante gantois.
NAISSANCE D'UN HARRY DICKSON
« Je me mettais à ma machine à écrire qui pratiquement faisait cela toute seule et moi je n'y étais pour rien. Je pratiquais l'écriture automatique. Cela se déclenchait brusquement à onze heures du soir et, à trois heures du matin, mon Harry Dickson était fini. »
Certains ont douté de la véracité de ce propos, sans autre argument que celui-ci : eux-mêmes en eussent été incapables. Leur cerveau n'aurait pas résisté à cette tension, il eût fallu les interner ! C'est qu'ils n'étaient pas des auteurs populaires, écrivant pour vivre, devant produire beaucoup et rapidement.
Jean Ray exagéra sans doute ; tous les Harry Dickson ne furent pas rédigés en une nuit, mais seulement la plupart. Et le fait n'a rien d'exceptionnel. Upton Sinclair, le grand écrivain américain, à qui ses romans sociaux tels que Jungle, King Coal, Oil, valurent le prix Pulitzer, le Goncourt américain, entre sa dix-huitième et sa vingt et unième année, donna toutes les semaines deux épisodes d'aventures, l'une d'un cadet de West Point, l'autre d'un cadet d'Annapolis, 450 000 signes par semaine… la valeur d'un Harry Dickson tous les deux jours, en se reposant le dimanche… Ce qui étonne dans la production de Jean Ray n'est pas l'abondance, ni la rapidité d'écriture, mais la qualité. Il y était aidé par le fait qu'il écrivait pratiquement sans ratures. Les quelques manuscrits conçus à la plume sont révélateurs : la phrase coule sans heurt, les rares repentirs ont lieu dans le courant même de l'écriture, et les éraflures de la plume montrent le retour en arrière, puis la reprise du récit.
Cette œuvre est née d'une suite de contraintes, la pression du temps d'abord. Un fascicule par quinzaine à une certaine époque, alors que Jean Ray était journaliste, qu'il opérait des reportages, sans parler d'une vie privée bien remplie. Il n'était guère possible de consacrer plus d'une ou deux soirées à « ce pensum » alimentaire.
Impératifs de l'époque. Nous sommes dans les années 30, le public achetant les Harry Dickson est avant tout fait d'adolescents, et les gendarmes des ligues laïques et autres veillent farouchement sur l'innocence des lecteurs. Partant, pas de relations hors mariage : La Maîtresse de l'attorney général, un texte repris chez Juven, deviendra La Vie criminelle de Lady Likeness – et n'oublions pas « que le réel est seul sain et vigoureux », alors que Jean Ray ne s'abandonne pas trop à son penchant pour le fantastique : Gurrhu ne sera pas un extraterrestre mais une victime de la chirurgie, et la mort ne hantera pas vraiment Bantam Street, une hypothétique maladie rendant les chairs transparentes sauvera la mise à la raison.
Impératif des couvertures. On ne peut minimiser leur rôle. L'auteur, Alfred Roloff, était un peintre de talent, professeur à l'Académie de Berlin, illustrateur des Eichler, admirable dessinateur de chevaux, plusieurs fois couronné dans son pays. Ses couvertures firent le succès des Harry Dickson et d'autres séries. Elles, elles seules, attiraient la majorité des lecteurs. Le jour où l'Allemagne cessa d'en fournir, ce fut la fin des Harry Dickson, des Lord Lister : deux numéros sans elles suffirent à tuer les ventes.
À l'auteur de leur faire place, bon gré, mal gré. Ce n'était pas toujours aisé. Très souvent, elles illustraient des faits précis, bien datés, bien insérés dans l'histoire : la Stamboul régie par Abdul Hamid, le Sultan Rouge ; une fusillade à Belgrade, lors du massacre à coups de sabre de la famille royale au Konak ; le tremblement de terre de Messine en 1907 ; les premiers dirigeables, les robes à poufs, les chapeaux empanachés, tout un monde désuet, disparu, emporté par la tourmente de 1914, avec les wagons de trains tsaristes figurant sur la couverture de Les plus difficiles de mes causes.
La distance temporelle évoque non les années où l'auteur écrivait, mais ce monde effacé, vivant encore dans la mémoire des gens de trente ou quarante ans, non des jeunes lecteurs. Certaines lectures contemporaines, certaines analyses voient dans le choix de Jean Ray pour les atmosphères du passé une volonté délibérée, alors qu'elle lui était imposée : il fallait justifier ces toilettes anciennes, ces décors vieillots. D'où les retours en arrière, les excentriques aux défroques d'un autre siècle, les petites villes endormies dans un autre temps, les évocations attendries.
Mais, quand Jean Ray le pourra, il s'évadera et, comme dans les contes publiés chez Averbode, il inscrira son récit dans le monde contemporain. Usines de mort situe une action d'espionnage dans une Allemagne qui prépare la guerre de la revanche ; tout comme Le Secret de la forêt Noire met en scène des fusées à longue portée, braquées sur Londres à partir de la Rhénanie et sorties droit des revues scientifiques de 1935.
Que Jean Ray ait gardé une certaine nostalgie de sa jeunesse, cela est certain – et que les rues anciennes aux becs de gaz falots, les appartements où ronronnent les salamandres, où la lampe à huile fait vaciller sans cesse des ombres inquiétantes, que tout ce décor soit plus propice à l'éclosion de la peur et du fantastique, au même titre que le fog et le décor de Londres, la chose va de soi. Mais Jean Ray, ou John Flanders, mènera aussi bien le lecteur sur les pontons de la Rum-Row, usera de l'avion, du submersible, de toutes les ressources de l'époque. Et qu'après un demi-siècle ce monde, contemporain pour l'auteur, tende à se confondre avec ce monde qui pour lui était du passé, que la perspective temporelle superpose les deux passés et fasse croire à leur contemporanéité, n'y change rien.
Les Contes du whisky, La Croisière des ombres situaient leurs actions dans les années 20. Mondschein-Dampfer est presque un reportage sur le Berlin des années 25. C'est après les Harry Dickson que, systématiquement, Jean Ray utilisera les ressources du passé pour y enchâsser ses évocations d'un autre univers ou la survivance des entités du passé. « J'attends, je me fais ruminant et néflier, je médite, je renâcle, je retarde le plus que je peux, et puis cela me vient comme sous la dictée, cela sort de mon subconscient. Il faut bien qu'il y ait là un frangin caché pour faire le travail à ma place. »
Cette possession, un autre écrivain la connaissait à la même époque : Robert Howard, confiant à Clark Ashton Smith le 14 décembre 1933 : « … l'homme Conan sembla brusquement grandir dans mon cerveau, sans beaucoup d'assistance de ma part, et immédiatement un fleuve de contes coula de la plume (…) presque sans effort personnel. Il me semblait, non pas créer, mais relater des événements qui s'étaient passés. »
Ceux qui écrivent connaissent bien l'éveil de cette voix intérieure, de plus en plus pressante. Il faut prendre sous la dictée, la main ne va pas assez vite, l'écriture s'écrase, les mots s'abrègent pour aller plus vite. À la machine, c'est pis : les doigts s'emmêlent sur le clavier, les fautes de frappe se multiplient et les accords se font systématiquement avec le dernier substantif.
Encore cette voix, faut-il pouvoir l'éveiller. C'est le fait de la première phrase, la phrase d'attaque. Une fois donnée, le reste viendra de surcroît : les phrases et les idées s'articuleront aisément en une chaîne ininterrompue, jusqu'à la fin de l'action.
« Le matelot de quart frappa à la porte du salon… »
« Londres est une ville déconcertante et Isle of Dogs en est la preuve flagrante… »
« Une apothéose soudaine embrasa l'horizon… »
Dès lors Jean Ray écrit sous la dictée. Tant que la voix est là, tout est facile, les phrases se déroulent, harmonieuses, colorées, le récit s'enlève, les dialogues sonnent justes… Qu'elle se taise ou sommeille, nous voilà alignant des phrases sans plaisir, ahanant sur le pensum, nous empêtrant dans les transitions nécessaires, les lignes plates, lourdes, toutes de grisaille.
Jean Ray la ranime en coupant son récit de descriptions qui sont autant de repos pour l'inspiration. Pour le reste, il ne se relira pas, livrant à l'éditeur un premier jet, avec tout ce que cela comporte de scories : le temps lui manque pour essuyer la crasse de son encre. Il n'a même pas la possibilité de relire sa dernière phrase. À mesure que le récit se déroule, la page tombe derrière la machine. Aussi, la ponctuation des originaux est-elle erratique… et aberrante. Si le mot propre fait défaut, un « à peu près » le remplace. Pas le temps de se lever, de chercher, d'ouvrir un dictionnaire, ou simplement de méditer une phrase… Il y a l'intrigue à mener, à conclure, les feuillets qui doivent s'empiler, au même rythme mécanique.
Le miracle est que, le plus souvent la phrase coule avec splendeur : « Le fog est sur Londres… » « Les hautes et puissantes lampes électriques semblent de pauvres lunes perdues dans les nuées… » « Les passants avançaient avec des mouvements désespérés de nageurs… »
La nuit s'avance, l'auteur emplit son récit de ses souvenirs, ces petites villes du Paradis de Flower Dale, ou de L'Esprit du feu qui ne sont pas anglaises, mais de Campine ou des Flandres, telles qu'on les découvrait encore en 1930, avec leur société figée, ne sachant pas qu'elle est déjà morte, que demain tout sera balayé, et qui perpétue, sans foi, des rites passés. Et le reste : navires, tavernes, figures pittoresques rencontrées au hasard d'une rue, des villes, des ports, Barcelone, Hambourg. Et surtout Londres.
Un Londres mythique, quasi irréel, une ville hors du temps, le Londres des films promenant Dracula, Myster Hyde, Jack l’Éventreur, une ville en dehors du temps, de la logique, où tout est possible : Les Chevaliers de la Lune, dont le chef n'est autre que le premier ministre de Sa Majesté, les Irlandais du Shamrock Sanglant et la Rose Blanche qui renoue la tradition d'Alamout. Dans un temple dallé d'étoiles, tourne le char de Jaggernaut. Ailleurs, se cache l'idole Kawang qui rend fous tous ceux qui la regardent ; ailleurs encore passent les adorateurs du diable, les hommes-singes, les hommes-tigres, les Dacoïts et les Girrits, la Gorgone et les Thugs sacrificateurs.
Et ce Londres réinventé est si précis qu'Alain Resnais put le parcourir, caméra au poing, ramenant des centaines de photos illustrant le texte ; images ayant survécu aux bombardements du Blitz. Quant aux sociétés secrètes… c'est le 10 mai 1941, après le Grand Blitz, « la nuit où Londres brûla, qu'au 43 York Terrace, à Régents Park, on découvrit les corps du « Groupe pour le Sacrifice et le Service », 99 personnes adorant la lune sous un toit de verre. Aucune enquête ne put établir pour quelle raison elles se rassemblaient, ni pourquoi elles étaient à cet endroit précis…
Le démon intérieur se tait, prend congé pour une quinzaine. Jean Ray tasse les feuillets. Demain, il les postera pour Amsterdam. Et que les typos hollandais s'en donnent à cœur joie, que, touchant à la poésie involontaire, ils fassent de « là béait une étrange ouverture », « béait une étrange aventure »… Jean Ray n'en a cure. Son pensum est terminé. Il ne se relira plus.
Sans doute y a-t-il ce remords vague d'avoir trahi la voix intérieure, d'avoir un moment repris le récit en main, de lui avoir broyé la bouche sous le mors pour le ramener dans des voies moins surprenantes pour le lecteur.
Plus tard, à peine trois millièmes de la centaine de récits seront réutilisés ; Jean Ray sera même un jour prêt à abandonner les Harry Dickson à qui voudra, avec licence de les remanier, les amputer, les massacrer… Comme s'il voulait, par là, exorciser sa trahison permanente de l'inspiration qui le portait.
Jacques Van Herp
MISE A JOUR DU 14 10 2022 : Le premier volume de cette intégrale est disponible ICI, sur notre site du PReFeG (Projet Revue Fiction et Galaxie).
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