2) Ambrose Bierce : l’inspiration possible de Chambers.
Cette veine, ce filon d’horreur pure, Chambers la tient donc de Bierce. Connu principalement pour son recueil d’aphorismes Le Dictionnaire du Diable, Ambrose Gwinett Bierce (1842 – 1914 ?) n’a publié ses contes en recueils que sur la fin de sa carrière journalistique. Parricides, spectres de chercheurs d’or errants dans l’immensité d’un désert inexploré, mœurs dégénérées, assassinats et vengeances en sont la toile de fond qu’un éclairage narquois rend moins funeste qu’il n’y paraîtrait. L’humour misanthrope et froid que déploie Bierce n’est pas sans rappeler la distanciation matérialiste lovecraftienne. Et pour cause, Bierce se réclamait lui-même comme un continuateur d’Edgar Poe.
Au-delà d’une continuité de ton et d’ambiance, quels sont les éléments précis de l’œuvre de Bierce que Chambers, puis Lovecraft, ont réutilisés ? Dans la nouvelle « Haïta le berger » (1891), un jeune berger candide voit sa croyance en un bonheur simple corrompue par les apparition épisodiques d’une belle jeune femme qui fuit sitôt qu’il la questionne. Parabole pessimiste sur l’impossibilité du bonheur, cette nouvelle intéressera surtout l’archéologue cthulhien par l’apparition du nom du Dieu Hastur.
« Haïta se levait avec le soleil, et partait prier au sanctuaire d'Hastur, le dieu des bergers, qui l'entendait et en était satisfait. (…) Exceptée la faveur d'Hastur, qui ne se révéla jamais à lui, la chose qu'Haïta appréciait le plus au monde était l'intérêt amical de ses voisins, les timides immortels des bois et des ruisseaux. (…) Quand les tempêtes hurlaient la fureur d'un dieu offensé, il plaidait alors la cause des gens des villes qui, on le lui avait dit, vivaient dans la plaine au-delà des deux collines bleutées formant la porte de sa vallée. - C'est très aimable à Toi, ô Hastur, priait-il, de me donner des montagnes si près de ma demeure et de mon enclos, pour que mes moutons et moi puissions échapper à la fureur des torrents ; mais Tu dois Toi-même sauver le reste du monde d'une façon que je ne connais point, sinon je ne T'adorerai plus jamais. Et Hastur, sachant que le jeune Haïta ne manquait jamais à sa parole, épargnait les cités et dirigeait les eaux vers la mer. (…) - Il faut, disait-il, que je sache comment et d'où je viens ; car comment accomplir son devoir si l'on ne peut juger de sa nature par la façon dont on le lui a confié ? Quel contentement pourrais-je en retirer si je ne sais combien de temps il durera ? Peut-être serais-je transformé avant le prochain soleil, et alors qu'adviendra-t-il de mes moutons ? Et qu'adviendra-t-il de moi ? Considérant ces choses, Haïta sombra dans la mélancolie et la morosité. Il ne parlait plus gaiement à son troupeau, et ne courait plus avec empressement au sanctuaire d' Hastur. Dans chaque brise, il entendait les murmures de divinités malfaisantes dont il remarquait pour la première fois l'existence. (…) »
On notera au passage un autre aspect que Lovecraft assimilera à sa mythologie : la présence du « petit peuple », surtout développée dans l’oeuvre d’un autre inspirateur manifeste de HPL : Arthur MACHEN.
Dans Un habitant de Carcosa(1891), Bierce évoque cette cité par l’apparition dans les vestiges d’un cimetière d’un homme méditant cette note du prophète Hali :
« Car il existe différentes sortes de morts... dans certaines, le corps subsiste ; dans d'autres, il s'évanouit entièrement avec l'esprit. Le plus souvent, cela ne survient que dans la solitude (telle est la volonté de Dieu) et, personne n'étant là pour voir sa fin, nous pensons qu'un homme a disparu, ou qu'il est parti pour un long voyage (Voir note 1) ; mais quelquefois cela arrive sous les yeux de nombreuses personnes, comme de multiples témoignages l'attestent. Dans une autre sorte de mort que l'on sait aussi exister, l'esprit meurt alors que le corps reste vigoureux pendant des années. Quelquefois, comme cela a été attesté, l'esprit meurt avec le corps, mais après le passage d'une saison, revient à l'endroit où son corps se décompose. » Réalisant qu’il est un spectre alors même qu’il aperçoit un homme primitif qui n’est pas sans évoquer nos ancêtres préhistoriques, le narrateur laisse à deviner l’ancienneté immémoriale de sa ville natale de Carcosa(d’où l’on pourrait conclure que Hali serait antérieur encore à Carcosa…). « Clairement, j'étais à une distance considérable de la ville où j'habitais... l'ancienne et célèbre cité de Carcosa. (…) Regardant le ciel, je vis soudain, dans une déchirure entre les nuages, Aldebaran et les Hyades ! (…) Et je sus alors que je me trouvais dans les ruines de l'ancienne et célèbre cité de Carcosa. »
Une autre note morbide de Hali ouvre la nouvelle La mort de Halpin Frayser, où le narrateur se voit victime du spectre de sa propre mère qu’il ignore morte.
« Car de par la mort se forgent métamorphoses plus grandes qu’on ne l’a jusqu’ici montré. Et si, communément, l’âme envolée revient en certaines occasions pour apparaître parfois aux êtres de chair en sa première enveloppe corporelle, il est nonobstant advenu que le corps dépourvu de son âme ait foulé la terre. Et tels qui, ayant rencontré semblables spectres ont survécu pour en parler, attestent qu’ils ne possèdent ni affection du cœur, ni remembrance d’icelle, mais ne connaissent autre sentiment que la haine. Semblablement, il appert que certaines âmes, fort bénignes du vivant du corps, deviennent, de par la mort, toute malignité. »
De l’observation de ces extraits de nouvelles de Bierce, l’on en vient à s’autoriser quelques spéculations. Qui est le prophète Hali ? Présente-t-il des similitudes avec Abdul Alhazred ? Est-il son modèle ? Hastur est-il un Dieu adoré à Carcosa ? Hali est-il son prophète ? Voire. Ces éléments étaient-ils destinés à être mis en corrélation ?
Une note très juste sur Hali sur Tentacules.net rappelle :
"(...) les alchimistes et les occultistes considéraient Calide, ou Hali, comme un maître du Savoir, une auctoritas à laquelle on avait recours au nom du principe, typiquement médiéval, qu'il ne faut jamais soutenir quelque chose de nouveau sans le faire apparaître comme déjà dit par quelqu'un qui nous a précédés… Mais ne soyons pas dupes : le savant du Moyen Age sait très bien qu'on peut faire dire ce que l'on veut à l'auctoritas : "L'autorité a un nez en cire qu'on peut déformer comme on veut", dit Alain de Lille au XIIe siècle. En bref, Hali était la personne idéale à qui attribuer des citations ésotériques contrefaites !
Hali possède très vraisemblablement cette fonction d’auctoritas pour Bierce, justifiant par-là même une forme antédiluvienne d’un savoir nécromantique. En cela, Hali est un modèle d’Alhazred, à qui nul ne s’est privé d’attribuer les plus diverses élucubrations.
Toujours est-il qu’en citant Hastur et Carcosa dans son propre cycle de nouvelles « Le roi en jaune »(1895), Chambers fait discrètement du pied à son contemporain Bierce sous le guéridon de la littérature fantastique. C’est toutefois à Chambers que revient le mérite d’avoir synthétisé les propositions de Bierce pour en faire un premier panthéon d’horreur.
(1) Ce qui fut effectivement le cas de Bierce lui-même, disparu au Mexique alors que, âgé de 71 ans, il partait rejoindre les troupes de Pancho Villa.
Gregory Peck, qu'on avait vu dans "Yellow sky" en 1949, joue ici le rôle de Bierce dans "Old Gringo" (1989). |
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