Car le rapport avec Debussy n'y était qu'accessoire : c'est d'Edgar Allan Poe dont il était question dans cette série de projections réunies sous le cycle "Rever d'Edgar Allan Poe". Effort louable de la part d'un musée qui prouve ainsi qu'il aurait pu célébrer en 2009 avec un peu d'imagination le bicentenaire de l'écrivain américain chéri de Baudelaire. Si l'on admet son amende honnorable par ce cycle d'adaptations cinématographiques, le programme toutefois induisait en erreur quant à la nature du film présenté ce jour-là. En témoigne le résumé qu'il en proposait :
Cesare, gouverneur de Florence, et son fils s'éprennent de la même mystérieuse courtisane. Torturé sur ordre de son père, le fils tue ce dernier, alors que la ville, hantée par le spectre de la Mort, sombre peu à peu dans la débauche.
Loin de reprendre l'histoire du film, ce pitch fait pshiit, et reprend les erreurs déjà citées par la cinémathèque française à l'occasion de son exposition sur l'expressionnisme allemand en 2006 - 2007.
La Peste à Florence
(Die Pest in Florenz)
d’Otto Rippert
Allemagne/1919/96’/INT. FR./35mm
Scénario de Fritz Lang.
Avec Theodor Becker, Otto Mannstaedt, Anders Wikman, Karl Bernhard, Franz Knaak, Erner Hübsch.
Le gouverneur de Florence et son fils s’éprennent de la même jolie courtisane, alors que la ville sombre peu à peu dans la débauche.
Dim 12 novembre 2006 16h30 Salle HL
Mer 20 décembre 2006 19h00 Salle HL
(La faute certainement à l'Internet Movie Database...)
En réalité, Lorenzo, le jeune premier du film, n'est pas plus le fils du gouverneur - nommé dans le film le "potentat" - que Poe n'était celui de Mr Allan. On s'attend toutefois à le voir en Prince Prospero, tant son amour de la débauche lui colle à la peau. Mais le héros est trop jeune et manque de la puissance du Prince. Oubliée ici la donne sociale du puissant qui se pense intouchable par la nature elle-même - dans ce qu'elle a de plus mortel, la peste. On pressent dans le scénario de Fritz Lang l'imminence d'une morale bien ancrée dans la piété et l'abstinence. Le rapport avec Poe s'est encore amenuisé sous le rabot des excuses de la maîtresse de cérémonie du musée : étonnée presque de voir un auditoire réuni pour ce film, invoquant Fritz Lang comme plus intéressant que Otto Rippert, qu'elle a relégué dédaigneusement au rang de monteur, faisant du film un "fatras" fritzlanguien où la nouvelle de Poe n'est qu'un vague prétexte - "peut-être Fritz Lang a-t-il voulu reprendre l'idée des sept chambres du Prince Prospero en découpant son film en sept chapitres" a t-elle reconnu. A ce stade de la célébration à la Mort Rouge, j'étais bien dépité de constater que Poe reste très mal connu et fréquenté par l’intelligentsia culturelle française.
Qu'en était-il de cette adaptation ?
Dans une Florence affligée par le fossé des générations, où une jeunesse frivole et aisée (Lorenzo) s'ennuie dans la morgue solennelle et inquisitrice d'une église vieillissante (le potentat, le cardinal, le moine), Lorenzo et le potentat s'éprennent tous deux de Julia, une courtisane fraîchement débarquée de Venise, surgie au beau milieu d'une procession religieuse aux trois cents figurants. Forcément, chacun y va de sa séduction, l'un en proposant des bijoux, l'autre en usant de l'appât du pouvoir. Mais en élisant le jeune Lorenzo, Julia éveille la fureur de l'église, qui la fait arrêter au beau milieu d'une fête aux cinquante figures (bouffons, musiciens, hommes, femmes et enfants, porcelets, paons, et serviteurs exotiques...). Tout ce beau monde se révolte contre ce pouvoir intolérant et, au prix d'une émeute somme toute assez ridicule, chasse le potentat et l'église et prend la cité en mains.
Lang est souvent cité par le biais de Métropolis comme une sommité en matière d'utopie cinématographique. Ici, la ville de Florence libérée de ses chaînes est d'une naïveté déconcertante. Au final, nous n'en verrons qu'une succession de beuveries et de timides assauts, dans une débauche bon enfant. Décidément, nous voilà loin des possibilités que la nouvelle de Poe tenta (sic !).
Plus tard, Julia repousse Lorenzo, hantée qu'elle est par le magnétisme de l'ermite - interprété par l'excellent Theodor Becker. Au prix d'un violent effort contre son conditionnement religieux (ou peu s'en faut), l'ermite rejoint Julia chez elle, à la Véronèse - c'est à dire en passant par le balcon - et la surprend avec Lorenzo qu'il étrangle dans un accès d'amour pour son prochain.
On s'attendrait à voir Julia basculer dans l'austérité. Mais au final, Medardus remplace Lorenzo sur la place vacante de Prospero potentiel. L'église, sous l'autorité du Vatican, jette l'anathème sur la ville de Florence, et la débauche se poursuit - avec certainement de bons serviteurs exotiques tout dévoués à nettoyer entre deux tours tant l'ensemble demeure propret (nul sentiment de "bascule" vers la débauche, donc). Et c'est alors, on en est tout de même aux deux tiers du film, que le spectre de la peste s'approche de la ville, tel un présage de chute du triple A. (Note : cet article date de 2012, quand l'Europe était sur le point de faire perdre sa note de AAA à la France).
Je me suis sciemment égaré de mon premier propos : le travail du symbolique dans notre réalité (du moins la mienne). J'attendais des signes jaunes - plutôt que des singes jeunes. J'en ai eu quelques-uns, notamment lors de l'arrivée de la peste dans le film. Dans la salle, les spectateurs ont pu entendre un petit bruit, semblable à celui d'un tintement de grelot : la fermeture métallique du manteau d'un homme quittant la salle à pas lourd, répandant malgré lui l'odeur caractéristique de ceux qui n'ont plus que des cinémas d'arts et d'essai pour foyer - quand il y a encore un demi-siècle d'autres lieux de culte accueillaient les indigents. En quittant la salle, à l'approche de l'épidémie, il installa un trouble.
Plus tard, sur le quai du RER Musée d'Orsay, une vieille femme tenait son foulard rouge sur le nez, comme pour se protéger d'exhalaisons fétides. Puis sur ce même quai, je suis dévisagé par un homme au visage marqué par la présence d'un oeil de verre de mauvaise qualité. Dans mon balladeur, "La légende d'Eer" de Iannis Xenakis sonne terriblement. Je repense à "Epidémic" de Lars Von Trier. Mais la "Peste à Florence" n'aura tout de même pas eu autant la force d'évocation à laquelle elle aurait pu prétendre.
Ce sera pour la prochaine fiesta !
PS du 11 décembre 2022 :
L'excellentissime site de partage de films "L'univers étrange et merveilleux du fantastique et de la Science-fiction, Muad Dib forever" propose ce film en ligne, et c'est ICI !!!
PS du 23 mai 2015 :
Diffusé sur Arte le 12 mai 2015, le site internet de la chaîne franco-allemande reprenait les mêmes erreurs de "pitch" débusquées dans cet article. Copier/Coller, quand tu nous tiens !
Quelques belles images mise en ligne à l'occasion de cette diffusion, ainsi qu'un post sur le site "Le coin du cinéphile" (lien mort) :
1 commentaire:
Merci M.Trucmuche pour cet article documenté et fort intéressant !
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