En guise de présentation


Les Editions Inedits ont pour vocation l'inventaire des ouvrages qui n'existent pas, mais qui pourtant ont ou ont eu une influence sur la littérature. Le "Nécronomicon" bien connu des lecteurs de Lovecraft en est un exemple. "Le roi en jaune" en est un autre, Kilgore Trout est un auteur parfaitement inédiste, et ces pages leur rendent hommage tant que faire se peut....
Par ailleurs, plutôt que se perdre dans les méandres de la virtualité, nous vous proposons ici de découvrir notre activité concrète (littéraire et théâtrale).

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samedi 30 janvier 2010

Oscar Wilde a-t-il écrit "Le roi en jaune" ? (10ème)

6) Le Roi au Masque d'Or

Dédicace de Marcel Schwob à Oscar Wilde :
"the prince with the splendid mask" (!)
Nous pourrions arrêter ici notre quête des influences, et conclure que sans la Salomé d’Oscar Wilde combinée aux Mystères bierciens de Carcosa, Chambers n’aurait pas à son tour inspiré à Lovecraft l’idée du Livre Maudit par excellence, le Nécronomicon. (Voir notre début d'article). Mais à l’instar de la géologie, d’infimes sources peuvent en cacher, ou en révéler de plus ténues encore. En nous penchant sur l’histoire du manuscrit en français de Wilde, nous apprenons qu’il fut corrigé puis envoyé comme bon à tirer pour les éditeurs par un écrivain français ami de Wilde, dont nous aurions pu "célébrer" en 2005 le centenaire de la mort : le peu connu Marcel SCHWOB. Le fil est ténu, il va presque être abandonné lorsque, au regard de sa bibliographie, un ouvrage rend évidente la fin de la quête : daté de 1893, nous trouvons un recueil et une nouvelle éponyme : Le Roi au masque d’Or.

(…) Le roi se tenait silencieux et semblable par ce silence à la race des rois dont il était le dernier. La cité avait été gouvernée jadis par des princes qui portaient le visage découvert; mais dès longtemps s'était levée une longue horde de rois masqués. Nul homme n'avait vu la face de ces rois, et même les prêtres en ignoraient la raison. Cependant l'ordre avait été donné, depuis les âges anciens, de couvrir les visages de ceux qui s'approchaient de la résidence royale ; et cette famille de rois ne connaissait que les masques des hommes. » celui du roi étant en or. On annonce une visite. « Qui ose me troubler, aux heures où je siège parmi mes prêtres, mes bouffons et mes femmes! Et les gardes répondirent, tremblants - Roi très impérieux, masque d'or, c'est un homme misérable, vêtu d'une longue robe; il paraît être de ces mendiants pieux qui errent par la contrée, et il a le visage découvert. - Laissez entrer ce mendiant, dit le roi. Alors celui des prêtres qui avait le masque le plus grave se tourna vers le trône et s'inclina : - Ô roi, dit-il, les oracles ont prédit qu'il n'est pas bon pour ta race de voir le visage des hommes. Et celui des bouffons dont le masque était crevé par le rire le plus large tourna le dos au trône et s'inclina : - Ô mendiant, dit-il, que je n'ai pas encore vu, sans doute tu es plus roi que le roi au masque d'or, puisqu'il est interdit de te regarder. » Le mendiant est aveugle, le visage nu, et révèle malgré lui au roi que celui-ci vit dans l’ignorance : l’aveugle confond prêtres et bouffons, car il entend rire les prêtres au masque sérieux et pleurer les bouffons au masque rieur. « (…) le matin il erra par son palais, parce qu'un désir mauvais avait rampé dans son cœur. (…)Pourquoi ce misérable mendiant lui avait-il glissé le doute dans la poitrine ? » Le roi quitte alors le palais, traversant ses « sept cours concentriques fermées de sept murailles étincelantes » , et dans la campagne rencontre une fileuse qui l’émeut. « Je voudrais, dit-il, pour la première fois, adorer une figure nue ; je voudrais ôter ce masque d'or, puisqu'il me sépare de l'air qui baise ta peau ; et nous irions tous deux émerveillés nous mirer dans le fleuve. La jeune fille toucha avec surprise du bout des doigts les lames métalliques du masque royal. Cependant le roi défit impatiemment les crochets d'or ; le masque roula dans l'herbe, et la jeune fille, tendant les mains sur ses yeux, jeta un cri d'horreur. » Puis, découvrant son reflet, « il venait d'apercevoir une face blanchâtre, tuméfiée, couverte d'écailles, avec la peau soulevée par de hideux gonflements, et il connut aussitôt, au moyen du souvenir des livres, qu'il était lépreux. » Fou de douleur, retournant au palais, il arracha les toiles représentant les précédents rois masqués. « Où est celui qui, sachant son mal, interdit les miroirs de sa maison ? Il est parmi ceux dont j'ai arraché les faux visages : et j'ai mangé du pain de son panier, et j'ai bu du vin de sa coupe... » Le roi convoqua alors toute la cour. «(…) le roi monta sur son trône noir et commanda : - Le mendiant a dit vrai. Vous me trompez tous ici. Ôtez vos masques. On entendit frissonner les membres et les vêtements et les armes. Puis, lentement, ceux qui étaient là se décidèrent et découvrirent leurs visages. Alors le roi au masque d'or se tourna vers les prêtres et considéra cinquante grosses faces rieuses avec de petits yeux collés par la somnolence ; et, se tournant vers les bouffons, il examina cinquante figures hâves creusées par la tristesse, avec des yeux sanguinolents d'insomnie; et, se baissant vers le croissant de ses femmes assises, il ricana, - car leurs visages étaient pleins d'ennui et de laideur et enduits de stupidité. - Ainsi, dit le roi, vous m'avez trompé depuis tant d'années sur vous-mêmes et sur tout le monde. Ceux que je croyais sérieux et qui me donnaient des conseils sur les choses divines et humaines sont pareils à des outres ballonnées de vent ou de vin ; et ceux dont je m'amusais pour leur continuelle gaieté étaient tristes jusqu'au fond du cœur ; et votre sourire de sphinx, ô femmes, ne signifiait rien du tout ! Misérables vous êtes ; mais je suis encore le plus misérable d'entre vous. Je suis roi et mon visage paraît royal. Or, en réalité, voyez : le plus malheureux de mon royaume n'a rien à m'envier. Et le roi ôta son masque d'or. Et un cri s'éleva des gorges de ceux qui le voyaient ; car la flamme rose du brasier illuminait ses écailles blanches de lépreux.(…) Par la grande baie de la salle, ouverte vers le ciel, la lune tombante montra son masque jaune. - Ainsi, dit le roi, cette lune qui tourne toujours vers nous le même visage d'or a peut-être une autre face obscure et cruelle, ainsi ma royauté a été tendue sur ma lèpre. Mais je ne verrai plus l'apparence de ce monde, et je dirigerai mon regard vers les choses obscures. Ici, devant vous, je me punis de ma lèpre, et de mon mensonge, et ma race avec moi. Le roi leva son masque d'or; et, debout sur le trône noir, parmi l'agitation et les supplications, il enfonça dans ses yeux les crochets latéraux du masque, avec un cri d'angoisse ; pour la dernière fois, une lumière rouge s'épanouit devant lui, et un flot de sang coula sur son visage, sur ses mains, sur les degrés sombres du trône. Il déchira ses vêtements, descendit les marches en chancelant, et, écartant avec des tâtonnements les gardes muets d'horreur, il partit seul dans la nuit. » Aveugle, après avoir erré, il rencontra une femme qu’il prit pour une jeune bergère au son des clochettes qu’il entendit autour d’elle. « Or la jeune fille qui se tenait devant lui était lépreuse, et à cause de cela portait des clochettes suspendues à ses vêtements. Mais elle n'osa pas l'avouer (…) - Où vas-tu ainsi ? dit le roi aveugle. - Je rentre, répondit-elle, à la cité des Misérables. Alors le roi se souvint qu'il y avait, dans un endroit écarté de son royaume, un asile où se réfugiaient ceux qui avaient été repoussés de la vie pour leurs maladies ou leurs crimes. Ils existaient dans des huttes bâties par eux-mêmes ou enfermés dans des tanières creusées au sol. Et leur solitude était extrême. Le roi résolut de se rendre dans cette cité. - Conduis-moi, dit-il.(…) » Puis, après un long et fatiguant voyage : « Voici la cité, dit la jeune fille ; je la vois. - J'entrerai seul dans une autre, dit le roi aveugle. Je n'avais plus qu'un désir ; j'aurais voulu reposer mes lèvres sur les tiennes, afin de me rafraîchir à ta figure qui doit être si belle. Mais je t'aurais souillée, puisque je suis lépreux. Et le roi s'évanouit dans la mort. Et la jeune fille éclata en sanglots, voyant que le visage du roi aveugle était pur et limpide, et sachant bien qu'elle-même avait craint de le souiller. » Un vieux mendiant la console : « (…) il est mort, pensant avoir un masque misérable. Mais, à cette heure, il a déposé tous les masques, d'or, de lèpre et de chair. » 
Le Roi au Masque d’Or, par Marcel Schwob - 1893 (extraits). 

A la lecture de ce "conte", nous pouvons noter qu'en les "inversant" certaines images du Roi au Masque d’Or participent au mythe du Roi en jaune. Pour Schwob, là où il est question d’un aveugle non masqué qui révèle ce qui se trouve sous ceux des autres, Chambers nous propose un étranger que l’on croit masqué et qui le révèle quand tous se croient démasqués. La lèpre du Roi qui s’enfuit devient un Roi déguenillé qui revient, menaçant (« Pas sur nous, ô Roi »). 
Cassilda craindrait-elle la maladie ? Chambers aurait pu lire la nouvelle de Schwob, en lui inventant une sorte de suite, comme c’était sa tentative en reprenant Carcosa, Hastur et Hali à Bierce. Imaginons-en les protagonistes : le spectre du Roi au masque d’Or, et la cour usurpatrice hantée par le fantôme de son souvenir, un souvenir propre à devenir légende, mythe - tout comme Œdipe, dont la réalité lui est révélée par un aveugle, le Roi au masque d’Or se crève les yeux face à l’intolérable vérité de son destin. Dans ces conditions d’inspiration, ne recevrions-nous pas la visite du Spectre de la Vérité détenteur du Signe Jaune de la maladie royale ? La fièvre de l’Or ? Les digressions pourraient encore être multiples.

Les faits sont là :
1891 : Ambrose Bierce publie "Histoires impossibles" et "Histoires de soldats et de civils", où sont évoqués Hastur et Carcosa dans "Haïta le berger" et "Un habitant de Carcosa".
1891-1892 : Oscar Wilde compose Salomé en français.
1892 : Chambers est étudiant aux beaux-arts de Paris.
1893 : Marcel Schwob publie « Le Roi au Masque d’Or ».
1893 : « Salomé » est interdite en France, puis en Angleterre.
1895 : Oscar Wilde est condamné au bagne.
1895 : Chambers publie « Le roi en jaune ».


Dédicace de Oscar Wilde à Marcel Schwob.


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