c) Les commentaires sur le contenu de la pièce et son sulfureux historique.
Jusqu’à présent, nous avons principalement établi la portée maléfique du « Roi en Jaune » à travers d’évasifs extraits de son premier acte, et sommes passés de ces allusions aux conséquences funestes que sont la folie et la mort de ses lecteurs. On se rappellera que Lovecraft s’est inspiré de ce livre maudit pour en constituer un avatar avec son Nécronomicon. Ce ne sont pourtant pas les inoffensives citations que l’on connaît du "Roi en Jaune" qui auraient pu persuader quiconque de leur malignité. C’est que Chambers joue plus efficacement sur les commentaires qu’inspire la pièce, et sur ce que la rumeur en dit, justifiant par là même que son contenu soit passé sous silence. Dans l’extrait suivant, on découvrira que le sort d’Hildred Castaigne passe pour celui réservé à quiconque succomberait à la lecture de la pièce entière.
« J’avais il y a bien longtemps décidé de ne jamais ouvrir ce livre, et rien au monde n’aurait pu me persuader de l’acheter. Craignant que la curiosité ne me tente ne serait-ce que de l’ouvrir, je n’y avais même pas jeté un coup d’œil dans les librairies. Si j’avais eu la curiosité de le lire, la terrible tragédie du jeune Castaigne, que j’avais connu, m’avait persuadé de ne jamais lire ses pages vicieuses. J’avais refusé d’en entendre la moindre description, et en effet, personne ne se hasarda à commenter le deuxième acte, si bien que je n’avais absolument aucune idée de ce que ces pages pouvaient révéler. » (« Le signe jaune » – traduction originale).
Chambers s’est amusé à semer quelques liens entre certain des protagonistes des nouvelles du « Roi en jaune ». Le narrateur du Signe Jaune a connu Castaigne ; Castaigne dans ses errances passe devant une statue du sculpteur Boris Yvrain ; Boris Yvrain est le rival du narrateur du « Masque ». Des liens ténus, certes, mais qui suffiraient presque à suggérer que chaque exemplaire du « Roi en Jaune » parcouru par ses diverses victimes n’en pourrait être qu’un seul. Castaigne en dit lui-même plus long quant au destin des exemplaires imprimés.
"Quand le Gouvernement Français se fut saisi des copies de la traduction qui venaient d’arriver à Paris, Londres, bien évidemment, se languissait de les lire. C’est un fait établi que ce livre agissait comme une épidémie, infectant ville après ville, continent après continent, ici interdit, confisqué là, dénoncé par la presse et le clergé, censuré même par les avant-garde littéraires les plus acharnées. Aucune Loi essentielle n’était pourtant bafouée dans ces pages vicieuses, aucune doctrine n’y était promue, aucune conviction n’y était outragée. Ce ne pouvait être jugé par aucune morale connue, et pour cause, bien qu’il était reconnu que l’ultime limite de l’art avait été dépassée dans « Le Roi en Jaune », aucune nature humaine ne pouvait prétendre supporter cette épreuve, ni se complaire dans ces phrases imprégnées du plus insidieux poison. La grande banalité et l’innocence du premier acte ne faisaient que préparer l’effet bien plus affreux de la suite. (« Le réparateur de réputation. »– traduction originale)
Paru tout d’abord à Paris non dans son texte original mais sous forme d’une traduction, puis censuré, confisqué, mis au pilon, « Le roi en jaune » a toutefois pu survivre à travers quelques exemplaires que la rumeur aura pu transformer en livre maudit, et rendre suspect quiconque s’y intéresserait encore. On comprend aussi pourquoi les citations peuvent paraître si décevantes – c’est que le premier acte, le seul qui souffre d’être partiellement cité sans attaquer l’intégrité mentale de son lecteur, ne fait que tendre un piège, attise la curiosité par une innocence feinte. Castaigne en a toutefois perçu déjà toute l’indicible horreur lorsqu’il écrit :
« Je me rappelais des cris d’agonie de Camilla et des affreuses paroles dont l’écho roulait dans les rues sombres de Carcosa. C’étaient là les dernières du premier acte, et je tâchais de ne pas penser à ce qui suivait, je ne l’osais pas, même en ce printemps ensoleillé, ici dans ma propre chambre, entouré d’objets familiers, rassuré par l’effervescence de la rue et les voix des domestiques dans le corridor au dehors. Car ces mots empoisonnés s’étaient infiltrés lentement dans ma tête, comme la sueur du mourant est absorbée par les draps de son lit de mort. » (« Le réparateur de réputation »– traduction originale).
La qualité littéraire du « Roi en jaune » est encore commentée dans « Le signe jaune » :
« Nous parlions depuis quelque temps avec un pesant et monotone effort quand je réalisai que nous discutions du « Roi en jaune ». Oh, quel péché d’avoir écrit de tels mots, des mots limpides comme le cristal et chantants comme une source bouillonnante, des mots étincelants et luisant comme les diamants empoisonnés des Médicis ! Oh la cruauté, la damnation sans espoir d’une âme qui puisse fasciner et paralyser l’espèce humaine avec de tels mots, des mots compris pareillement par l’ignorant et par le sage, des mots plus précieux que des joyaux, plus apaisants que la musique céleste, plus affreux que la mort elle-même. Nous en parlions, insouciants des ombres croissantes, et elle m’adjurait de jeter le collier d’onyx noir curieusement façonné que nous savions tous deux être le Signe Jaune. Je ne saurai jamais pourquoi je refusai, même si en cette heure, ici dans ma chambre où j’écris cette confession, je serai heureux d’apprendre ce qui m’empêcha d’arracher le Signe Jaune de ma poitrine et le jeter au feu. Je suis certain que c’était ce que je souhaitais, mais Tessie m’implorait en vain. La nuit tomba et les heures se traînèrent, mais nous continuions à murmurer des choses au sujet du Roi et du Masque Blême, et Minuit sonna au clocher embrumé dans la ville drapée de brouillard. Nous parlâmes d’Hastur et de Cassilda, cependant qu’au dehors le brouillard s’écrasait sur les épais volets tout comme les vagues roulaient et s’abîmaient sur la grève de Hali. » (« Le signe jaune »– traduction originale).
Se pose alors la question de l’identité de l’auteur du « Roi en Jaune ». Un érudit, un génie littéraire, pourrait-on dire, qui saurait allier simplicité et grandeur, au style littéralement merveilleux, à savoir qu’il fascine autant qu’il épouvante. Si le nom de Castaigne a pu être avancé, c’est par pur raccourci. Car on saisit vite, à la lecture de son récit, que le narrateur du « Réparateur de réputation » en sait bien plus long qu’il n’en écrit sur la pièce et son auteur, du moins nous en donne-t-il l’illusion. Ce petit extrait, où Hildred Castaigne cache sa pulsion homicide envers son propre cousin, en témoigne :
« Il inspecta les rayonnages [de ma bibliothèque]. « Napoléon, Napoléon, Napoléon ! » lut [mon cousin]. « Ciel, n’as-tu rien d’autre que Napoléon ici ? » (…) « Oui, il y a un autre livre, Le Roi en Jaune. » Je le regardais droit dans les yeux. « L’as-tu jamais lu ? » demandais-je « Moi ? Non, Dieu merci ! Je ne tiens pas à devenir cinglé. » Je vis qu’il regretta ses mots sitôt qu’il les avait prononcés. S’il y a un mot que je déteste plus que lunatique, c’est bien cinglé. Mais je sus me contrôler et lui demanda s’il jugeait « Le Roi en Jaune » dangereux. « Oh, je ne sais pas, » se précipita-t-il. « Je ne me souviens que de l’excitation qu’il a créé et de la dénonciation de l’église et de la presse. Je crois que l’auteur s’est flingué après avoir publié cette monstruosité, c’est bien ça ? » « J’ai cru comprendre qu’il est toujours en vie », répondis-je. « C’est probablement vrai », marmonna-t-il ; « des balles ne sauraient tuer un gredin pareil ». « C’est un livre d’une grande vérité », déclarai-je. « Oui », répliqua-t-il, « une vérité qui rend les gens fous et détruit leurs vies. Peu m’importe que la chose soit ce qu’on en dit, l’essence suprême de l’art. C’est un crime que de l’avoir écrit, et pour ma part je n’en lirai jamais une page. » (…) Je lui donnai dix minutes pour disparaître avant de suivre sa trace, emportant avec moi la couronne de joyaux et la robe de soie brodée du Signe Jaune. » (« Le réparateur de réputation » – traduction originale).
On peut comprendre à demi-mot à qui Castaigne fait allusion quand il déclare soupçonner toujours vivant l’auteur du « Roi en jaune ». Son seul « ami », du moins le seul que Castaigne ne considère pas comme un sous-homme, c’est cet étrange « Réparateur de réputation » nommé Wilde…
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