KILGORE TROUT : "Pornogastrie"
COLLECTION KILGORE TROUT N° 18
Il s'agissait d'un cosmonaute terrien qui arrivait sur une planète,
où la pollution avait causé la disparition de toutes les plantes et de tous les
animaux, à l'exception d'une race d'humanoïdes. Les humanoïdes consommaient des
aliments de synthèse, à base de pétrole et de charbon.
Ils organisaient une fête,
en l'honneur du cosmonaute, qui se prénommait Don. Les mets avaient un gout
horrible. La censure constituait le principal sujet de conversation. Toutes les
villes étaient remplies de salles de spectacle qui ne projetaient que des films
pornos. Les humanoïdes auraient voulu d'une façon ou d’une autre pouvoir empêcher
de telles projections, sans porter atteinte à la liberté d'expression.
Ils demandèrent à Don si,
sur Terre, la projection de films pornos posait également des problèmes.
- Certainement, répondit
Don.
Ils lui demandèrent si, là-bas,
les films étaient réellement pornos.
- Aussi pornos que des films
peuvent l'être, répliqua Don.
Il s'agissait là d’un défi,
au regard des humanoïdes, qui étaient persuadés que leurs films pornos ne
pouvaient être dépassés. C'est ainsi que tout le monde s'entassa dans des
pataches glissant sur coussins d’air, en direction d'une salle de spectacles
pornos.
C'était l'entracte au moment
de leur arrivée, de sorte que Don disposa d'un peu de temps pour réfléchir à ce
qui pourrait être plus porno que tout ce qu'il avait déjà eu l'occasi0n de voir
sur Terre. Avant même que les lumières de la salle ne s'éteignent, il se sentit
excité. Les humanoïdes féminines du groupe étaient toutes fébriles et
émoustillées.
Les lumières s'éteignirent
et le rideau se leva. D’abord, il n'y eut pas d'image. Les haut-parleurs
émettaient des grognements et des gémissements. Puis l'image apparut. Le film
était d'une parfaite luminosité, et l’on voyait un humanoïde mâle en train de
manger quelque chose qui ressemblait à une poire. La camera avait filmé en gros
plans les lèvres, la langue, les dents brillantes de gouttes de salive. Il
prenait tout son temps pour déguster la poire. Quand la bouche avide eut avalé le
dernier morceau, il y eut un gros plan sur la pomme d'Adam. La pomme d’Adam
saillait de façon obscène. L’humanoïde fit un rot de satisfaction ; et soudain
apparut sur l'écran, écrit dans la langue utilisée sur cette planète, le mot :
F
I N
Naturellement la scène était
complètement truquée. Des poires, il n'en existait plus nulle part. Et la
dégustation d’une poire n’était pas l'unique événement de la soirée. Ce n’était
qu'un court-métrage qui devait laisser aux spectateurs le temps de s'installer
à leur aise.
Il fut immédiatement suivi
du plat de résistance. Il s'agissait de toute une famille : le père, la mère et
les deux enfants, avec le chien et le chat. Pendant une heure et demie, ils ne
cessèrent de manger - potage, viande, biscuits, beurre, légumes, purée de
pommes de terre arrosée de jus de viande, fruits, bonbons, gâteaux, pâtés. Il était
bien rare que la prise de vues ait été faite à plus de trente centimètres des
lèvres luisantes de graisse et des pommes d'Adam saillantes. Ensuite, le père
posa le chien et le chat sur la table, afin qu'ils prennent eux aussi part à l'orgie.
Apres quelque temps, les acteurs ne parvinrent plus à absorber la nourriture :
ils avaient tellement mangé qu'ils en avaient les yeux exorbités. A peine
parvenaient-ils à se mouvoir. Ils déclarèrent qu'il leur faudrait plus d'une
semaine avant d'être en état de se remettre à manger, et ainsi de suite. Ils
débarrassèrent lentement la table. D'un pas mal assuré, ils se rendirent à la
cantine pour y déverser dans une poubelle une bonne quinzaine de kilos de
restes. Les spectateurs étaient dingues. On ne les tenait plus.
Lorsque Don et ses amis
quittèrent la salle de spectacle, des prostituées humanoïdes vinrent les
accoster, en leur proposant des oeufs et des oranges, du lait et du beurre et
des cacahuètes. Evidemment, les prostituées ne pouvaient donner sur place
toutes ces alléchantes friandises. Les humanoïdes dirent à Don que, s'il
suivait jusque chez elle une des prostituées, elle lui mijoterait quelques
petits plats de produits au charbon et au pétrole à des prix appropriés. Et,
tandis qu'il serait en train de déguster, elle ne cesserait, en termes obscènes,
de lui faire remarquer à quel point la nourriture était fraiche et naturellement
juteuse, bien qu'il ne s'agisse que d'ersatz de la pire espèce.
Kurt VONNEGUT, Jr. – Le breakfast du champion (Editions J'ai Lu, pp. 77-80 ; traduction : Guy Durand).